L’espace CIE Lab* (CIELAB) est un modèle de couleur développé en 1976 par la Commission Internationale de l’Éclairage pour refléter la perception humaine des couleurs. Conçu comme un espace colorimétrique uniformément perceptuel, il découple la luminance (L*) des composantes chromatiques (a* et b*), facilitant ainsi de nombreuses applications en vision par ordinateur. Cet article explore la robustesse de ces composantes, en particulier pour la détection de contours, à la lumière des modèles biologiques de la rétine humaine.
Dans le domaine de la vision par ordinateur, la détection de contours constitue une étape cruciale pour l’analyse d’image, la segmentation, la reconnaissance d’objets et le traitement bas niveau. Si les algorithmes classiques opèrent généralement dans l’espace RGB ou en niveaux de gris, l’espace CIELAB (ou Lab*) se distingue par ses propriétés perceptuelles, inspirées de la physiologie de l’œil humain.
Cet article détaille le lien entre les composantes L*, a*, b* et la détection de contours, en s’appuyant sur des expérimentations concrètes et une modélisation biologique rigoureuse.
L’espace CIELAB : modélisation perceptive inspirée de la vision humaine
L’espace CIE Lab* a été conçu en 1976 par la Commission Internationale de l’Éclairage (CIE) pour fournir un modèle à la fois perceptuellement uniforme et indépendant du dispositif. Il découle de l’espace trichromatique XYZ, à partir de transformations non linéaires (cube root) qui simulent la réponse physiologique des cellules de la rétine.
Rôle des cellules ganglionnaires et du codage des couleurs
- Les cellules parvocellulaires (P) répondent aux oppositions rouge ↔ vert (modélisées dans l’axe a*).
- Les cellules koniocellulaires (K) codent l’opposition bleu ↔ jaune (axe b*).
- Les cellules magnocellulaires (M) sont sensibles aux variations de luminance (axe L*).
Le codage de la couleur dans le système visuel humain repose sur un principe d’opposition, que l’on retrouve dès la rétine et jusqu’au cortex visuel primaire (V1).
- Opposition rouge ↔ vert : les cellules ganglionnaires parvocellulaires (P-cells) comparent l’activité des cônes L (longueur d’onde longue, rouge) et M (moyenne, vert). Par exemple, une cellule L+M− s’excite fortement si le signal des cônes L est plus fort que celui des M.
- Opposition bleu ↔ jaune : les cellules koniocellulaires (K-cells) comparent le signal des cônes S (courte, bleu) contre la somme des cônes L et M (qui produisent du jaune perceptif). Les cellules S+(L+M)− répondent fortement à un excès de bleu.
- Luminance (L*) : les cellules magnocellulaires (M-cells) additionnent les signaux L+M pour coder l’intensité lumineuse, sans distinction de teinte.
Ces signaux sont transmis via le corps genouillé latéral (LGN), une structure du thalamus organisée en couches distinctes :
- Les couches parvocellulaires (4 dorsales) transmettent les signaux rouge ↔ vert à haute résolution spatiale.
- Les couches koniocellulaires (intercalées) véhiculent l’information bleu ↔ jaune.
- Les couches magnocellulaires (2 ventrales) transmettent les variations rapides de luminance.
Dans le cortex visuel primaire (V1), ces informations sont combinées dans des colonnes spécialisées. Les neurones à double opponence, sensibles à une teinte précise au centre et à l’opposée en périphérie, renforcent le contraste chromatique et contribuent à la détection de contours colorés.
Ainsi, la structure même de CIELAB (a*, b*, L*) reflète directement ces circuits visuels :
- a* ≈ activité antagoniste L vs M (rouge ↔ vert)
- b* ≈ activité antagoniste S vs (L+M) (bleu ↔ jaune)
- L* ≈ activité globale L+M (luminance)
Cette correspondance rend l’espace CIELAB particulièrement adapté pour les traitements visuels biomimétiques.
Détection de contours : au-delà de la luminance
Luminance (L*) : la base classique
La composante L* représente la luminance perçue, analogue à une image en niveaux de gris mais avec une répartition plus uniforme selon la perception humaine. Elle est naturellement utilisée dans les filtres de Sobel, Laplacien ou Canny pour extraire les bords lumineux (contours d’intensité).
Cependant, L* reste sensible aux ombres portées, aux zones peu éclairées, et peut manquer des transitions chromatiques pures.
Chrominance (a*, b*) : une information complémentaire cruciale
Les composantes a* et b* offrent un accès à des contours chromatiques souvent invisibles dans L*. Lorsqu’un objet change de teinte sans variation de luminance (ex : rouge clair ↔ vert clair), le gradient de L* est nul, mais celui de a* est élevé. De même, un passage du bleu au jaune à luminance constante sera invisible pour un filtre sur L*, mais révélé par ∇b*.
En combinant ces trois gradients, on peut ainsi capter une plus grande diversité de contours, y compris ceux perceptibles uniquement par différence de teinte.
Expérimentation : visualisation des gradients
Une image RGB a été convertie en CIELAB, puis les gradients ont été calculés séparément sur les trois canaux.
- ∇L* : fait ressortir les ombres, les bords d’intensité lumineuse.
- ∇a* : met en évidence les transitions rouges ↔ verts.
- ∇b* : révèle les changements bleu ↔ jaune.
Ces gradients peuvent être calculés par convolution avec des filtres de Sobel, Prewitt, ou Scharr, avec des résultats très stables même en faible luminosité.
Enfin, la fusion perceptive :
∇_{total} = \sqrt{(∇L\*)^2 + (∇a\*)^2 + (∇b\*)^2}
produit une carte de contours qui intègre les variations lumineuses et chromatiques. Elle est particulièrement efficace pour extraire des formes colorées dans un contexte visuel complexe.
Applications concrètes
- Segmentation couleur : permet de s’affranchir des ombres en exploitant les seuls gradients a*/b*. Très utile pour la segmentation d’objets colorés uniformes.
- Vision embarquée : dans des contextes à faible luminosité ou à éclairage changeant, la combinaison des trois axes permet une détection robuste et fiable.
- Suivi d’objet : les gradients chromatiques sont utiles pour traquer un objet dans un éclairage variable, notamment lorsqu’on souhaite ignorer les ombres projetées ou les réflexions.
- Détection de texture : certaines textures colorées n’ont pas de variation de luminance. Les gradients a*/b* permettent d’en révéler les motifs.
- Prétraitement pour deep learning : les canaux L*, a*, b* peuvent enrichir un réseau convolutionnel d’entrée en lui apportant une information perceptuelle.
Conclusion
L’espace CIELAB, en particulier ses composantes a* et b*, ouvre de nouvelles possibilités en vision par ordinateur. En complément de la luminance L*, ces axes chromatiques permettent une détection de contours plus riche, plus robuste et plus fidèle à la perception humaine.
Cette approche est particulièrement adaptée aux systèmes embarqués, à la vision temps réel, à la segmentation sémantique, et à l’analyse de scène en environnement naturel. L’intégration de l’information chromatique dans la détection de contours permet de s’approcher d’une vision artificielle plus proche des mécanismes de la perception biologique.